Présenté dans la section Un certain regard du Festival de Cannes 2024, Santosh, réalisé par Sandhya Suri, nous plonge dans les marges d’une Inde péri-urbaine. À travers le regard silencieux de son héroïne, la réalisatrice engage une réflexion profonde sur les rapports de pouvoir. Elle met en lumière les tensions qui traversent la société indienne contemporaine – entre domination masculine, hiérarchie de caste et violence institutionnelle – et dévoile les rouages d’un système de contrôle qui façonne les existences à bas bruit.
Dès les premières scènes, le film s’attarde sur le visage de Santosh, 28 ans, récemment devenue veuve : son mari, policier, a été tué lors d’une manifestation organisée par la communauté indienne musulmane que les forces de l’ordre tentaient de « contenir ». Si cette situation relève de la fiction, elle résonne pleinement avec la réalité politique du pays. Depuis la réélection de Narendra Modi en 2019, la répression systématique des minorités, notamment musulmanes, s’est intensifiée, en grande partie par l’intermédiaire d’un appareil policier instrumentalisé. Le film esquisse ainsi, avec retenue mais précision, les contours d’un État qui exerce sa domination par la violence « légitime ».
Alors que Santosh n’a pas encore eu le temps d’appréhender pleinement la perte de son époux, cette disparition s’accompagne déjà d’une réalité sociale implicite. Dans un contexte où la participation économique des femmes demeure marginale, et où la subsistance du foyer repose largement sur les revenus masculins, la mort d’un mari ne constitue pas seulement une fracture affective, mais engage une menace immédiate de déclassement matériel. C’est dans cette configuration que prend effet le « recrutement compassionnel » – une mesure administrative permettant à un proche de se voir attribuer le poste du défunt afin de prévenir une précarisation brutale. Santosh endosse alors à son tour l’uniforme. En ce sens, le film restitue, avec une suggestion évocatrice, les implications de ce passage contraint : refuser cette affectation reviendrait, pour elle, à s’abandonner à la précarité la plus certaine.
Cette décision ouvre le contexte politique et expose dès lors l’ambiguïté profonde du personnage. Dans un monde structuré par des rapports de domination, Santosh devient un révélateur : devenant à la fois rouage du système répressif et conscience lucide de ses dérives, par sa situation de classe et de genre. À travers son parcours, le film dévoile les tensions sociales, politiques et genrées qui traversent une société fracturée. Santosh se révèle ainsi comme un objet d’analyse sociale : son corps, sa fonction et ses silences racontent l’Inde d’aujourd’hui, dans toute sa complexité, à travers son statut de femme d’abord, puis comme représentante du pouvoir légitime ensuite.
Santosh rejoint la brigade de police féminine, dirigée par l’autoritaire et charismatique cheffe Sharma. Avec son équipe, elles sont chargées de veiller sur un village afin de s’occuper de gérer des conflits intimes et conjugaux. Une mission a priori secondaire, souvent tournée en dérision par leurs collègues masculins, mais qui va s’avérer bien plus complexe qu’il n’y paraît. La réalisatrice, forte d’une formation de documentariste, capte avec subtilité les premières interactions entre les policières, esquissant ainsi les dynamiques relationnelles et hiérarchiques propres à un univers où les femmes peinent à exister. Car en Inde, si la présence policière est omniprésente, les femmes qui composent cette institution restent minoritaires et cantonnées à des rôles subalternes. Dans un monde où la pitié n’a pas sa place, elles doivent se forger une autorité, adopter les codes d’une sévérité virile pour espérer obtenir le respect, tant de la population que de leur hiérarchie.
L’intrigue se met véritablement en place lorsque Santosh et ses collègues sont chargées d’enquêter sur le viol et la mort d’une jeune fille issue d’une caste inférieure. Elles doivent alors composer avec les règles implicites de la police, ces règles qui autorisent abus de pouvoir et manipulations comme forme de domination sur les plus vulnérables. À mesure que l’enquête progresse, passant par interrogatoires brutaux, intimidations et tortures, la position de Santosh devient de plus en plus ambiguë : oscillant entre loyauté au corps policier et malaise éthique face à la violence systémique qu’elle incarne malgré elle. Le spectateur lui-même est pris à témoin de son dilemme moral, à travers les images qui lui sont amenées au regard dans une brutalité absolue. Comment se défaire d’un rôle d’agresseur, lorsqu’il est imposé par l’entièreté d’une structure institutionnelle ?
Sans jamais tomber dans le manichéisme, la réalisatrice ancre son récit dans une lecture politique des rapports de force qui structurent nos sociétés contemporaines – des rapports visibles bien au-delà des frontières de l’Inde. Car si l’action se déroule dans le nord du pays, le propos résonne à l’échelle mondiale. On pense aux féministes chiliennes de Las Tesis, qui désignent la police et l’État comme les véritables responsables des viols et des féminicides. Le film nous interpelle alors directement : quelle place occupe la violence dans nos sociétés ? Qui la définit ? Qui la légitime ? A quel moment devient-elle acceptable, tue, voire invisible ? Et à quel moment est-elle dénoncée, stigmatisée comme celle de « l’autre » ?
Sandhya Suri nous adresse ces questions directement à travers sa caméra. En supposant que certaines violences apparaissent à l’opinion publique comme plus douloureuses, inouïes, inacceptables et insupportables à admettre au sein de nos contrats sociaux, ces images révèlent une dimension politique qui dépasse le simple récit ou la représentation d’une époque — elles nous renvoient finalement le reflet de nos existences, décrivant les dérives de sociétés hostiles à leurs marges. Un monde dans lequel les cartes sont battues d’avance, où aucune enquête ne peut rien y changer, façonné par un déterminisme solidement enraciné, légitimé par ceux qui s’en lèchent les doigts.

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